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On l'a échappé belle !


Il est remarquable de noter que depuis que la rue Visconti a été tracée en 1540, seule la rue des Beaux-Arts (percée en 1825) a modifié la topographie de son environnement immédiat (la rue Bonaparte, la rue de Seine sont plus anciennes). On peut aussi citer la création de la rue Jacques Callot et de la rue de l'Abbaye au XIXe siècle, mais aucun bouleversement majeur n'a eu lieu en plus de 450 ans.

Et pourtant, un nombre impressionnant de projets divers et variés ont envisagé plus ou moins sérieusement de tracer, démolir, élargir, modifier voire faire disparaître en partie la rue Visconti !



Un projet de "place de l'Etoile" au Marché Saint-Germain en 1750

Le premier projet connu est celui de l'Abbé de la Grive en 1750. Ce dernier est le cartographe officiel de la Ville de Paris au 18e siècle et c'est lui qui réalise vers 1730 pour le compte de Turgot le fameux plan éponyme.

En 1750, l'abbé est ainsi au faîte de sa carrière et il dessine un projet de transfert de la Monnaie de Paris dans l'hôtel de Conti et de création d'une place "la plus régulière d'Europe" vers le Marché Saint-Germain. Sa place se doit d'être dotée de perspectives spectaculaires, "les plus longues de Paris" dit l'auteur, et pour cela, il projette de prolonger la rue Dauphine jusqu'à sa place, et de redessiner la rue de Seine... Celle-ci aurait dû être élargie et son tracé légèrement rectifié de manière à déboucher sur la Seine et à offrir une vue sur les guichets du Louvre, visibles depuis la place. Les premiers numéros de la rue Visconti (rue des Marais, à l'époque) en auraient donc fait les frais.


Projet de l'Abbé de la Grive datant de 1750. L'Abbé prévoit entre autres choses la création d'une vaste place qui aurait impliqué la rectification du tracé de la rue de Seine et donc des premiers numéros de la rue Visconti. L'abbaye Saint-Germain des Prés est colorée en orange.




Un projet utopiste pré-haussmannien en 1842

Le 19e siècle foisonne de projets d'aménagements de Paris. On a presque oublié que de nombreux projets ont existé avant l'époque haussmannienne. Perreymond en particulier est un "socialiste utopiste" qui a réfléchi concrètement à l'amélioration de la ville de Paris. En réponse à la "crise urbaine", il propose ainsi en 1842 un projet de "réorganisation du centre de Paris" dans lequel il prévoit de tracer plusieurs grands axes qui quadrilleraient la ville et laisserait tout le centre (autour de l'Ile de la Cité) inchangé. Son projet inclue aussi le rattachement des îles à la rive gauche...

En ce qui concerne le quartier qui nous intéresse, il trace un large axe est-ouest qui croise un axe nord-sud au niveau de l'église Saint-Germain-des-Prés. L'axe nord-sud aurait traversé tout l'est du pâté sud de la rue Visconti et aurait débouché entre l'Institut et la Monnaie, rejoignant la rive droite grâce à un large pont entre les Pont-Neuf et la passerelle des Beaux-Arts.


Extrait du projet de réorganisation du centre de Paris par Perreymond en 1842.
C'est surtout l'îlot sud de la rue Visconti qui aurait été touché, coté rue de Seine.




Un projet d'axe nord-sud effleurant la rue Visconti

Entre 1853 et 1857, la municipalité de Paris projette de réaliser un boulevard nord-sud qui relierait la gare du Nord à la Gare Montparnasse (Gare de l'Ouest, à l'époque). Le tracé, défini dans les moindres détails dans le plan ci-dessous aurait ouvert une large voie en passant à l'est de St-Germain-des-Prés puis à travers la rue Jacob et en faisant disparaître la rue de l'Echaudé, la partie nord de la rue de Seine, et même une partie de l'Institut. D'après le plan, la rue Visconti s'en serait bien sortie en n'étant qu'écornée au niveau des numéros 1 et 2 de la rue.


Projet de tracé d'un boulevard sud-nord, reliant la gare Montparnasse (en vert, à gauche) à la gare du Nord (à droite, en rouge) en frôlant Saint-Germain-des-Prés à l'est (en orange). La rue Visconti aurait été relativement épargnée.




Un projet d'élargissement de la rue Visconti

A la fin du 19e siècle, le mot d'ordre semble être de faciliter à tout prix la circulation dans la ville. L'élargissement de la rue Visconti redevient alors d'actualité. En effet, une ordonnance royale du 29 avril 1839 avait déjà fixé la largeur de la rue à 10 m. Le projet est ressorti des cartons en 1891, et il fait froid dans le dos. En effet, l'élargissement tel qu'il est décrit dans le plan ci-dessous aurait impliqué la destruction de l'ensemble des bâtiments de la rue, à l'exception des numéros 17-19, puisqu'un retrait d'environ 3,80 m aurait été imposé aux façades du côté impair et d'environ 3 m pour le côté pair.


Projet d'élargissement de la rue Visconti selon l'ordonnance royale de 1866, présentée de nouveau en 1891. On voit en vert la largeur actuelle de la rue et en rouge le recul proposé des façades. Pour la rue Visconti, seul le bâtiment du 17-19 n'aurait pas été démoli.


Ce projet a vu partiellement le jour puisque après leur démolition, les numéros 13 et 15 ont été reconstruits avec un recul des façades jusqu'à l'alignement exigé, calqué sur celui du bâtiment du 17-19. C'est le même projet qui a imposé un retrait à l'immeuble du 40 rue de Seine/2 rue de l'Echaudé.


Comparaison "avant" à droite, et "après" à gauche. La forme rouge rappelle la présence des anciens bâtiments.
Les nouveaux ont été construits en respectant l'alignement exigé par l'ordonnance royale de 1839.


En 1933, la Commission du Vieux Paris critique ce projet en notant qu'"un report, du côté sud, ferait (...) disparaître des maisons intéressantes, notamment l'hôtel de Ranes, au n° 21". Non dénuée de bon sens, la Commission fait remarquer que "la rue Visconti est une petite voie à sens unique, peu utilisée. Son élargissement ne s'impose pas." Enfin, la Commission demande l'abandon pur et simple du projet d'alignement. Il est amusant de noter qu'aujourd'hui encore, de nombreux guides sur les rues de Paris affirment que la rue Visconti a une largeur de 10 m alors que cette largeur était celle planifiée, et que la plus grande largeur de la rue n'est en fait que de 7 m environ.



Une rue de Rennes prolongée à travers la rue Visconti

Le projet de prolongement de la rue de Rennes a menacé la rue Visconti pendant plus d'un siècle. Dès les années 1850 on parle de créer un axe sud nord à partir de la gare Montparnasse, mais c'est le 28 juillet 1866 qu'un décret est voté et annonce officiellement la création de la rue de Rennes « entre le quai de Conti et la rue de Vaugirard », la rue étant déjà percée au delà. L'article 10 de ce décret annonce noir sur blanc la « suppression de la partie de la rue Visconti comprise entre la rue de Seine et la rue nouvelle jusqu'aux numéros 14 et 15 ».

Les travaux commencent et la rue de Rennes est percée depuis Montparnasse jusqu'à la rue de Vaugirard en 1864, puis jusqu'à la rue du Vieux Colombier en 1867 et enfin jusqu'à Saint-Germain des Prés en 1868 où le sol est abaissé d'un mètre, la place créée, et le numéro 44 de la rue de Rennes posé sur le tout nouveau bâtiment de la Société d'Encouragement pour l'Industrie. Alors que l'avancement des travaux est suivi en temps réel par les journalistes de l'époque et décrit comme un chantier rapide et sans interruption, tout s'arrête brutalement devant l'église.

Pourquoi un tel arrêt ? La necessité d'achever l'axe est pourtant évidente à l'époque. Le quartier n'a en effet que deux débouchés carrossables sur la rive droite : le Pont-Neuf et le pont Royal, le pont des Saint-Pères étant sur le point d'être démoli. Déjà, on se plaint en 1882 du fait qu'en conséquences, le quartier est congestionné par la circulation, au point que « un piéton va plus vite qu'une voiture » (Le Gutenberg-Journal). On plaide alors pour que le nouvel axe aère cette partie de la rive gauche, pour qu'enfin « les gares soient reliées entres elles », et que l'on puisse avoir accès sans peine à l'hôtel des Postes qui sera bientôt aménagé rive droite, dans la future rue du Louvre.

En attendant, la rue de Rennes reste « un vaste cul de sac » (Le Gutenberg-Journal, 1882).



Quel tracé à travers le vieux quartier ?

Pourquoi alors avoir tout arrêté place Saint-Germain-des-Prés ? Alors que le tracé était plutôt évident entre Montparnasse et Saint-Germain-des-Prés, la route à suivre ensuite jusqu'à la Seine est un vrai casse-tête pour les urbanistes. La future rue de Rennes doit en effet respecter l'Ecole des Beaux-Arts, le palais de l'Institut, celui de la Monnaie et le Pont-Neuf.

Si l'élargissement de la rue Bonaparte semble de prime abord la solution la plus facile, son débouché sur la Seine pose un problème puisque aucun pont ne prolonge l'artère et qu'en face, il y a le Louvre qui interdit définitivement tout axe dans cette zone. L'artère doit donc viser plus à l'est, en direction des guichets du Louvre. Pour cela, il faut donc passer à travers les pâtés de maisons et créer un nouvel axe. Les plus prudents suggèrent d'infléchir la rue de Rennes vers l'est après l'église Saint-Germain-des-Prés pour viser le Pont-Neuf, l'idée étant de percer un court tronçon et de se contenter d'élargir la rue de Nevers. Les détracteurs de cette solution lui reprochent de s'appuyer sur le vieux Pont-Neuf qui n'est guère adapté à une augmentation de trafic « avec ses dos d'âne » et ses pavés.

Superposition des différents projets présentés en 1902 pour prolonger la rue de Rennes (BHVP, cliché BER).
Etat des projets en 1938 (L'Illustration, mai 1938, clichés BER).

L'idée qui finit par dominer consiste à passer à l'est et à l'ouest de l'Institut : la rue de Rennes se séparerait en deux voies au niveau de la rue des Beaux-Arts et formerait une fourche dont une branche déboucherait entre l'Institut et la Monnaie et l'autre à l'ouest de l'Institut. Cependant, les mêmes questions se reposent à une échelle plus réduite : quel tracé ? où placer la fourche ? faut-il faire une place ou occuper l'espace par un pâté d'immeubles ? Comment préserver, voire augmenter la superficie de l'Institut qui sera forcément remanié ?

Ce qui étonne lorsque l'on consulte les documents de l'époque c'est que pas un projet ne ressemble exactement à l'autre. Il est impossible (pour l'heure en tout cas) de savoir si il a jamais existé un tracé définitif et officiel.



Le problème du pont

Un autre obstacle se profile du côté de la Seine... En effet, qui dit création d'un axe nord-sud dit pont sur le fleuve. Or c'est le pont qui va fâcher tout le monde. Ce qui choque les opposants au projet, ce n'est pas du tout que la rue de Rennes doive passer à travers un des plus beaux quartiers du vieux Paris, au contraire ! Plusieurs historiens, dont Hallay (celui qui a mené l'enquête la plus sérieuse sur la dernière demeure de Racine) considère que le projet aurait le mérite « d'assainir » ce quartier « aux ruelles impraticables » !

Un pont devra donc être créé sur la Seine pour prolonger l'axe sur la rive droite. Les journalistes, urbanistes, artistes, tous s'essayent à imaginer le plus beau pont, le plus spectaculaire ou le plus discret. On propose de rendre le Pont des Arts carrossable ou de le remplacer par un pont en X (projet d'Eugène Hénard) ou encore de créer de toutes pièces un nouveau pont qui s'appuierait sur une pointe allongée de l'île de la Cité.

Les différents projets de ponts (vers 1902-3) auxquels nous avons échappé (BHVP, clichés BER).



Projet de 1903 alternatif au pont en X : transformer le pont des Arts en pont carrossable.
Le tracé actuel de la rue Visconti est surligné en rouge pâle. BHVP, cliché BER.


Mais ces projets dressent encore davantage partisans et opposants au projet. Pour les premiers, élus, industriels, promoteurs, c'est l'occasion d'assainir, d'aérer « un des plus vieux quartiers de Paris qu'aucun souvenir ni monument historique ne demandait à respecter » tout en créant un axe utile pour la capitale au nom du progrès et de la fluidité des déplacements. Il apparaît même un « comité de défense des intérêts de la rive gauche » dont l'objectif est de soutenir les projets de création du boulevard Raspail, le prolongement de la rue de Rennes et la réalisation de la ligne 4 du métro.

Pour les seconds, artistes, historiens, académiciens, un nouveau pont briserait l'une des plus belles vues au monde, la pointe de l'île de la Cité et constituerait « une boucherie esthétique ». Le projet de prolongement de la rue de Rennes est donc un sujet qui divise et sera maintes fois débattu, notamment vers 1879, 1883 puis en 1896, puis encore plus passionnément en 1902, 1909 et en 1914.

Tout le monde par contre s'accorde pour dire que le projet de prolongement est rendu indispensable en ce début de XXe siècle par la nécessité de faire passer la ligne 4 du métro sous la rue. Autrement dit si la rue n'est pas percée, il n'y aura pas de ligne de métro nord-sud. C'est un argument fort et qui fait mouche.



Un fragile compromis

Ainsi en 1902, tout le monde finit par tomber d'accord sur un projet : on propose le prolongement avec débouché entre les deux palais mais sans le pont. Le projet est adopté, y compris par la Commission du Vieux Paris qui vote en sa faveur.

Le compromis se brisera dès l'année suivante lorsque le projet de pont refait surface : tous ceux qui avaient accepté le compromis réalisent qu'ils se sont fait berner car une fois la rue construite, il sera bien plus aisé d'imposer un pont malgré les oppositions. De plus, les membres de l'Institut protestent contre l'établissement de la ligne souterraine dont le voisinage trop immédiat pourrait affecter les fondations du monument (ou perturber la digestion des académiciens, comme le note un commentateur de l'époque). Le tracé de la ligne de métro est ainsi modifié en 1903 : il franchira la Seine au niveau du boulevard Saint-Michel et correspondra avec la ligne 1 non plus à Louvre-Rivoli, mais à Châtelet.


Schéma exécuté par Bienvenüe en 1903 : le tracé original est en rouge, et l'auteur évalue
deux tracés alternatifs pour éviter l'Institut. C'est la tracé bleu qui a été retenu (cliché B.E.-R.).


En juin 1910, la Commission du Vieux Paris fait volte-face en s'opposant définitivement au projet de prolongement, qui, déclare-t-elle, entraînera « fatalement dans un avenir plus ou moins éloigné, la construction d'un pont nouveau », ce à quoi elle s'oppose totalement.



Le projet démarre

Pourtant, par la loi du 30 décembre 1909, le projet est doté des crédits nécessaires et des réunions publiques se tiennent jusqu'à la fin du mois de décembre de l'année suivante pour le soutenir. Le projet est voté, décidé et lancé et une société immobilière est mandatée pour le réaliser. Le tracé définitif retenu est celui qui débouche à la fois à l'est et à l'ouest de l'Institut, le projet de pont étant, au moins provisoirement, écarté. Ce projet est détaillé rue par rue. Les relevés d'architecte indiquent très précisément le tracé prévu et donc quels sont les immeubles à exproprier puis à raser. La rue Visconti est directement visée : la rue en elle même doit totalement disparaître dans son tiers est, et tout les autres immeubles doivent être démolis et reconstruits en respectant la nouvelle largeur de 10 m. Ainsi « la vétuste rue Visconti va être emportée presque toute entière et, avec elle, l'hôtel de Ranes » car à l'exception du numéro 17-19, tous les bâtiments ayant une façade sur la rue Visconti doivent être détruits !.


Planche détaillant le tracé de la voie nouvelle par rapport aux parcelles au niveau de la rue Visconti (BHVP, cliché BER).


Les expropriations commencent en 1914. Le 11 juin 1914, le 13 et le 16 de la rue Visconti sont cédés à l'amiable à la Ville de Paris, le 9 décembre 1920, c'est au tour du numéro 12, puis du 4 le 4 mai 1921, le 14 le 28 juin de la même année, puis le 23 mars 1925, c'est le 10/8 qui est cédé à la Ville ainsi que le numéro 3 le 27 juin... Deux ventes seront forcées par adjudication, celle du 15 le 21 juillet 1926 et celle du 7-9, en octobre 1919.

Sur ce plan de 1920, le tracé exact de la rue de Rennes prolongée semble encore hésitant, alors que les expropriations sont en cours... Le tracé rouge créerait un carrefour en X simple au niveau de l'îlot nord de la rue Visconti, alors que le tracé en bleu repousserait le croisement de la rue de Rennes prolongée et de la nouvelle rue de Seine au niveau de la rue des Beaux-Arts.


Alors que le plus dur est fait (l'expropriation des bâtiments à démolir), de nouveau tout s'arrête. En 1938, le magazine L'Illustration évoque encore dans tous les détails le projet et rêve d'un quartier renouvelé et rendu plus lisible. Mais la Seconde Guerre Mondiale approche et bientôt ces rêves seront remplacés par d'autres priorités.


Représentation d'artiste du projet de prolongement de la rue de Rennes à travers le quartier. La rue Visconti est réduite à un moignon,
la rue des Beaux-Arts et la rue de Seine disparaissent (L'Illustration, mai 1938, cliché BER).



Représentation d'artiste de la transformation de la place Saint-Germain-des-Prés : la rue Bonaparte passe désormais sous une arche
et deux axes nouveaux traversent les pâtés de maisons en biais vers la Seine (L'illustration, mai 1938, cliché BER).




Un projet inachevé

Il s'en est fallu de peu, mais le projet n'a jamais vu le jour... Pourquoi a-t-il été abandonné ? Sans doute pour plusieurs raisons. Peut-être l'opposition forcenée d'une grande partie des intellectuels pendant des dizaines d'années a-t-elle progressivement miné le projet. Les hommes politiques locaux ont fait pression pour la réalisation du projet, mais peut-être sont-ils allés trop loin. Ils ont beaucoup louvoyé, tentant d'imposer le fameux pont aux opposants, puis, au cours de conseils municipaux tenus illégalement à huis clos, décidé de politiques du fait accompli, essayant de berner les académiciens en leur faisant croire que l'Institut serait reconstruit en plus grand alors que les crédits ne le permettaient pas...

Finalement, les crédits manquants, les guerres mondiales, le temps qui passe, ont sans doute eu raison du projet qui, peut-être aussi ne s'est plus imposé, la circulation automobile à partir de la gare Montparnasse étant moins dense qu'imaginé. Il paraît que c'est Michel Debré qui a annulé officiellement le décret de prolongement dans les années 1950 (les preuves manquent encore cependant) soit environ un siècle après son lancement !

Une fois expropriés, les immeubles sont devenus propriété de la Ville de Paris qui en a fait son fameux « domaine privé » dont le détail était tenu quasiment secret. Plusieurs de ces immeubles sont devenus vite insalubres faute d'entretien et certains ont dû être démolis dans les années 1940, notamment le 8 et le 13, rue Visconti.

A la fin du XXe siècle, suite à une série de scandales, la Ville a fini par revendre petit à petit son patrimoine. Indirectement, ces reventes ont nuit au quartier dans la mesure où elles ont encouragé la spéculation immobilière et ont relancé la hausse des loyers. Cela a conduit de nombreux locataires à revenus modestes à partir, et certains commerçants « traditionnels » à fermer boutique, comme la librairie Le Divan.

Grâce aux différentes délibérations des conseils municipaux publiées sur Internet à l'occasion de ces ventes et à d'autres sources, une partie des parcelles autrefois acquises par la Ville a été identifiée et représentée sur la carte ci-dessous : comme on le voit, le projet était bien avancé. On voit clairement que seule la branche ouest de la fourche était programmée de manière à ménager les académiciens, le temps que soient reconstruites les surfaces perdues lors du percement de l'embranchement est.


En orange, les parcelles qui faisaient partie du domaine privé de la Ville de Paris
et acquises au début du XXe siècle pour le prolongement de la rue de Rennes (schéma BER).


Grâce à l'abandon du projet de prolongement de la rue de Rennes, les habitants de la rue Visconti et du quartier ont échappé à la destruction de la quasi totalité de leur environnement mais aussi aux vibrations telluriques du métro grâce au détournement de la ligne 4. Ironie de l'histoire, les Académiciens, quant à eux, ont fini par hériter du RER C le long du quai, qui fait trembler, à chaque passage, toutes les fenêtres de l'Institut !



Un jardin public avec une cantine et des ateliers des Beaux-Arts dans le pâté sud.

Le 9 janvier 1960, le Préfet de la Seine Benedetti charge par contrat Maurice Berry, Architecte en Chef des Monuments Historiques, de mener une étude intitulée "Plan d'Aménagement et de Protection du Quartier Saint-Germain-des-Prés". Le quartier, en pleine mutation, sort en effet petit à petit d'un long marasme et tend (déjà) à être la proie de spéculateurs de tout poil. Maurice Berry a donc la charge de guider et de suggérer des évolutions favorables pour la vie du quartier et la protection de son patrimoine.

Il travaille pendant deux ans à cette tâche et rend en 1962 un dossier de 50 pages accompagné de 37 planches et plans qui suggère plusieurs aménagements. L'un des plus importants aménagements présentés est la création d'un jardin public à l'intérieur du pâté de maisons au sud de la rue Visconti. Il souhaite pour cela réunir les jardins privés des 20, 22 et 16 rue Jacob et 34 rue de Seine et préconise la démolition des immeubles 5, 7, 9, 11, 13 et 15, rue Visconti "habités de la façon la plus navrante" et qu'il considère comme étant "la partie la plus insalubre de l'îlot". L'opération est largement facilitée par le fait que quasiment tous les immeubles et jardins en question sont propriété de la Ville de Paris, en raison du projet de prolongement de la rue de Rennes (voir plus haut).


Proposition de Maurice Berry pour la création d'un jardin public largement ouvert sur la rue Visconti en 1962. Cliché BER.


L'architecte conserve dans son projet le joli temple "A l'Amitié", qui ainsi trônerait au milieu du jardin. Largement ouvert sur la rue Visconti, il est difficile de ne pas trouver ce projet charmant.

En plus du jardin, Maurice Berry proposera de construire dans le jardin un ensemble d'ateliers annexe de l'Ecole des Beaux-Arts qui étouffe dans son emprise historique et cherche désespérément de nouvelles surfaces, et d'attribuer les locaux des 17-19 à la même Ecole pour y loger des services administratifs dont une cantine.

Le projet n'aura pas de suite et l'Ecole des Beaux-Arts finira par décentraliser certaines de ses activités en banlieue et en province, rendant la nécessité de nouveaux locaux moins pressante. Les événements de mai 68 mettront un terme définitif à ce projet. Peut-on regretter que son idée de jardin public n'ait pas été réalisée ?

Baptiste Essevaz-Roulet
(courriel : b.essevaz-roulet@ruevisconti.com)